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Alberto Burgio, Université de Bologne. « Démocratie, participation, rationalité »

Le labyrinthe du Contrat social

Jeudi 26 avril 2012.

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Du Contrat social, il est d’usage de dire qu’il est, sans conteste, un classique de la pensée démocratique contemporaine. Je dis à dessein « contemporaine » (et non moderne), sous l’acception « sociologique et non chronologique » définie par Antonio Labriola. Le protagonisme des acteurs sociaux qui prétendent agir (et souvent agissent effectivement) sur la scène de l’histoire comme sujets conscients, artisans de leur propre destin est une caractéristique de notre époque. Il n’est rien dans le Contrat qui ne puisse être compris (aussi bien dans la lettre que dans l’esprit) en dehors de ce cadre de référence : la politique doit être l’exercice de la volonté collective, l’action de la communauté, l’autogouvernance de la Cité. Si elle n’est pas cela, alors elle est violence, destruction de la raison. La «république» de Jean-Jacques correspond donc à notre idée de démocratie.

Dans la conception démocratique de la politique, la participation est une clé de voûte : elle est, en quelque sorte, synonyme de souveraineté légitime. Un pouvoir souverain, qui ne lui accorde pas de place (oligarchique ou autocratique), est illégitime du fait même qu’il présuppose la violation du principe de base sur lequel repose tout l’édifice institutionnel décrit dans le Contrat social, à savoir : la correspondanceentre les auteurs de la loi et ses destinataires appelés à lui obéir (« Les lois ne sont proprement que les conditions de l’association civile. Le peuple, soumis aux lois, en doit être l’auteur » puisqu’il « n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler ensemble les conditions de la société » [II.6]). Ce principe renferme en lui-même l’essence de la critique de l’Ancien Régime et de son axe normatif. Il est le noyau rationnel, et précisément démocratique, du contractualisme moderne, en tant que théorie critique de la souveraineté classique, conçue comme pouvoir politique et militaire extérieur, surdéterminé et opposé à la « société civile ».

Au-delà des profondes différences qui les distinguent, toutes les versions du contractualisme des XVIIe et XVIIIe siècles se développent à partir de cette obligation : il n’est pas de pouvoir légitime qui n’émane, plus ou moins directement, de la volonté de ceux sur lesquels il s’exerce. On peut soutenir que l’évocation de l’état de nature visait – entre autres – à montrer l’inconsistance des prétentions autoritaires propres aux théories classiques, de nature théocratique ou paternaliste. Pour les contractualistes modernes sans exception aucun pouvoir ne peut faire valoir, aux fins de sa légitimation, des présupposés aprioristes, ni invoquer des instances transcendantes.

Si nous nous bornions à considérer les choses de ce point de vue général et quelque peu superficiel, nous pourrions tranquillement soutenir que, par le fait même qu’elle s’inscrit dans le cadre théorique du contractualisme moderne, la théorie politique du Contrat social est centrée sur la participation (c’est une théorie politique démocratique au sens large).

Le Contrat social comme réfutation du contractualisme

Que Rousseau compte traditionnellement au nombre des contractualistes modernes, ce qui nous intéresse, ici, ce sont les caractéristiques de sa théorie. Comme nous le savons la théorie politique élaborée dans le Contrat social offre une version du modèle contractualiste profondément différente de celles qui la précédent, et avec lesquelles Rousseau entretient un rapport critique étroit. Au sein du cadre commun de référence, chaque théorie se différencie des autres par des aspects très significatifs : de la conception de l’état de nature (et des facteurs qui rendent possible et nécessaire son dépassement) aux prérogatives de la souveraineté ; de la logique du rapport contractuel (pactum unionis ou subjectionis, concessio ou translatio imperii etc.) à la configuration réelle du souverain ; de la question cruciale du droit de résistance au rapport entre subordination et autonomie individuelle et collective.

En ce qui concerne le Contrat social il semble possible de soutenir que son originalité réside dans deux éléments : (1) la détermination d’une valeur fondamentale, fin ultime de la constitution de l’état et du fonctionnement des institutions politiques (cette fin est la justice sociale, que Rousseau considère être synonyme de bien commun et de rationalité, et en cela contenu naturel de la volonté générale) ; (2) la tentative de neutraliser la contradiction qui émerge à l’évidence entre l’exigence démocratique (autodétermination du corps social), et la prédétermination d’une fin sous-tendant l’action politique (cette justice sociale définie par la formule d’une égalité relative selon laquelle « nul citoyen [sera] assez opulent pour pouvoir en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre » [II.11]).

Mais alors, s’il est exact de dire que le contractualisme de Rousseau se caractérise par la tension réciproque entre ces deux éléments, l’appartenance de Rousseau à la tradition de la théorie du contrat cesse d’être une certitude, ou pour le moins une évidence. Une formulation de la question politique qui assume et impose une limite extérieure à la volonté du corps social est en effet incompatible avec l’espritdu modèle contractualiste. En ce sens il est possible de percevoir dans le Contrat l’annonce de la fin du contractualisme moderne. Du même coup il est le signe annonciateur du pas décisif que, bien avant l’attaque frontale portée par Hegel dans son essai sur le droit naturel et dans la Philosophie du droit, Kant accomplira dans le sillon tracé par Rousseau en convertissant le contrat en un schéma régulateur à l’usage des pouvoirs constitués, par définition légitimes. Peut-être, pour cette même raison, peut-on aussi percevoir le Contrat comme l’une des sources principales du constitutionnalisme moderne, c’est-à-dire de la tradition juridique qui installe l’exercice du pouvoir législatif dans le cadre contraignant des principes de base posés au fondement de sa légitimité.

Pour ce qui se rapporte à notre sujet – la participation démocratique – si, de celle-ci on ne trouve plus trace chez Kant (sinon sur le plan macro-historique, étant de l’intérêt de la raison que soient réalisés des États républicains ; dans le domaine politique pour Kant, il est, au plus, question d’équilibre entre les volontés du souverain et les instances de la collectivité, et par conséquent comme pour Hobbes, question de prudence) dans le Contrat précisément la participation du corps social à la décision politique constitue l’épicentre d’une tension irrésolue qui, comme nous allons le voir, court dans l’œuvre entière.

L’individualisme apparent et le tournant de la morale

En apparence Rousseau se rallie à l’esprit individualiste et utilitariste du contractualisme anglais (ce qui lui permet de dialoguer avec Hobbes et Locke sur la base d’un partage, au moins formel, d’un même cadre théorique). L’incipit logique du Contrat (implicitement relié à la narration du second Discours) reprend le schéma utilitariste déjà à l’œuvre chez Hobbes et Locke, centré sur la rationalité stratégique des individus soumis aux risques de leurs relations en état de nature :

Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister ; et le genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être. [I.6]

Ainsi donc, pour Rousseau entre-t-on en société sur la base d’un calcul coûts-bénéfices ; et le pacte social est conclu par des individus rationnels (il s’agit ici de rationalité stratégique) qui y perçoivent un échange avantageux :

il est si faux que dans le contrat social il y ait de la part des particuliers aucune renonciation véritable, que leur situation, par l’effet de ce contrat se trouve réellement préférable à ce qu’elle était auparavant, et qu’au lieu d’une aliénation, ils n’ont fait qu’un échange avantageux d’une manière d’être incertaine et précaire contre une autre meilleure et plus sûre, de l’indépendance naturelle contre la liberté, du pouvoir de nuire à autrui contre leur propre sureté, et de leur force que d’autres pouvaient surmonter contre un droit que l’union sociale rend invincible. [II.4]

Il suffit cependant de peu pour découvrir que l’individualisme, dans ce cas, n’est qu’apparence, un dispositif tactique fonctionnel adapté – pour ainsi dire – à la lutte interne de la tradition contractualiste.

Il est vrai que la caractéristique du contractualisme de Rousseau est la supposition que l’abandon de la condition naturelle, l’adhésion à la société civile, et la cession de la souveraineté qu’elles comportent, ne lèsent en aucune façon la liberté originelle des individus. Il s’agit donc de

trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant». Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution. [I.6 ; c.m.]

Mais comment Rousseau pense-t-il garantir la liberté individuelle ? Paradoxalement, par sa négation totale. En opérant un mélange savant d’éléments empruntés à Hobbes et à Locke, Rousseau observe que:

s’il restoit quelques droits aux particuliers, comme il n’y auroit aucun supérieur commun qui put prononcer entre eux et le public, chacun, étant en quelque point son propre juge prétendroit bientôt l’être en tous, l’état de nature subsisteroit, et l’association deviendroit nécessairement tyrannique ou vaine. [I.6]

Pour sauvegarder la souveraineté individuelle, le contrat doit imposer à chacun le renoncement total à sa propre autonomie. Au nom de l’individualisme, les individus doivent céder jusqu’au dernier reste de leur propre liberté naturelle.

Comment peut-on soutenir un tel paradoxe? Quel est son fondement? De toute évidence, il y a ici un saut de paradigme. Sous-entendu dans ces passages célèbres, non déclaré mais au contraire adroitement dissimulé, un mouvement souterrain déplace la théorie politique loin du calcul utilitariste du contractualisme anglais du XVIIème (authentiquement bourgeois et fidèle au respect de l’autonomie individuelle et de l’intérêt particulier), pour la placer sous l’égide suprême de l’intérêt général et des principes moraux, et donc la soumettre à la limitation généraliste (déjà virtuellement révolutionnaire) du bonum commune, et donc de l’aequum.

Le signe le plus éloquent de ce mouvement (de l’individuel au collectif, du particulier au général, donc de l’utile au juste) se trouve dans le fait que la conséquence fondamentale du contrat (l’entrée en société) ne résulte pas d’une dynamique extérieure (autrement dit la fin de l’état de nature pour la mise en place d’une relation réglée par des lois et des institutions) mais d’un processus intérieur qui implique l’identité des individus au point d’atteindre leur constitution ontologique. Quand il montre la portée des conséquences du contrat, Rousseau n’évoque rien moins qu’une mutation anthropologique : le passage d’une condition sauvage (dans laquelle l’homme est dominé par la pulsion physique et l’appétit, raison pour laquelle la liberté naturelle coïncide, comme chez Hobbes, avec le jus in omnia) à la condition humaine (gouvernée par la raison et les règles morales et juridiques) :

Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et en donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C’est alors ,seulement, que la voix du devoir succédant à l’impulsion physique et le droit à l’appétit, l’homme, qui jusque- là n’avait regardé que lui-même, se voit forcé d’agir sur d’autres principes, et de consulter sa raison avant d’écouter ses penchants. [I.8]

A propos d’une mutation aussi importante (le passage de l’hétéronomie imposée par les modes de production fondés sur des bases antagonistes, à l’autonomie générée par la socialisation des moyens de production), Marx parlera de fin de la préhistoire et du commencement de l’histoire humaine. Ce qui nous importe plus que toute autre chose c’est de noter que nous nous trouvons ici dans un environnement théorique profondément différent de celui dans lequel le contractualisme anglais s’est développé.

L’aliénation totale a opéré une césure radicale : précisément une mutation anthropologique qui signe le début de l’histoire humaine stricto sensu. Le passage d’une logique du particulier (l’individu seul) à celle du général (les individus insérés dans le corps collectif) n’est pas seulement d’ordre quantitatif, il entraîne un saut, ou changement, de qualité (ou comme nous l’avons dit de paradigme) qui établit celui de la logique de l’utile à celle du bien, de la logique de la raison instrumentale à celle de la raison morale. De ce point de vue, le raisonnement de Rousseau – et sa charge critique à l’égard de la modernisation – peut être compris comme autocritique de la raison instrumentale, contrainte de lire dans les désastreux conflits créés par l’état de nature le contrecoup de ses propres limites et celui de la nécessité de se dépasser elle-même pour une autre perspective. En affirmant le paradoxe de l’aliénation totale, Rousseau entend soutenir que les exigences de l’utile individuel ne peuvent être satisfaites qu’à la condition de sortir de la logique particulariste pour rétablir la logique morale et restaurer l’unité classique (prémoderne) de la raison (qui est ou uniment stratégique et morale, ou n’est pas : elle n’est que pure et simple irrationalité).

Que deviennent les individus ?

De là découle la géniale invention de Rousseau : la conception de la volonté générale comme volonté non seulement commune (générale car partagée) mais aussi par définition bonne et juste (générale parce que se rapportant au bien commun). On le sait « la volonté générale est toujours droite et tend à l’utilité publique » ; elle « ne regarde qu’à l’intérêt commun » [II. 3]. Et plus loin :

ce qui généralise la volonté est moins le nombre des voix, que l’intérêt commun qui les unit: car dans cette institution chacun se soumet nécessairement aux conditions qu’il impose aux autres; accord admirable de l’intérêt et de la justice qui donne aux délibérations communes un caractère d’équité […]. [II.4]

Il est important de noter qu’en argumentant dans ce contexte les raisons de la rationalité immanente de la volonté générale (et donc les raisons de la légitimité de ses résolutions), Rousseau met en exergue une notion d’ « utilité » définie par une acception nouvelle, non utilitariste mais au contraire morale :

Qu’est-ce donc proprement qu’un acte de souveraineté? Ce n’est pas une convention du supérieur avec l’inférieur, mais une convention du corps avec chacun de ses membres: Convention légitime, parce qu’elle a pour base le contrat social, équitable, parce qu’elle est commune à tous, utile, parce qu’elle ne peut avoir d’autre objet que le bien général […]. [II.4 ; c.m.]

Ici surgit pourtant un problème fondamental dont Rousseau saisit entièrement la portée dévastatrice. Il a défini en ces termes la volonté générale et résolu a priori la question de la justice de ses délibérations (et donc de la légitimité des décisions souveraines), mais il n’a pas encore éclairci le sort des individus et celui de la participation démocratique. C’est pour cela que (comme nous l’avons déjà dit)  tout le Contrat social est traversé par une tension entre deux pôles opposés, celui de la justice, fondement de la légitimité, et celui de la potentielle dimension particulariste de la volonté individuelle.

En développant l’argument de l’exigence de l’aliénation totale, Rousseau ne cache pas la nécessité que la cession de souveraineté bouleverse l’identité même des contractants. Le contrat peut générer les effets attendus dans la mesure où il ne se limite pas à l’implication de la sphère matérielle (propriétés et pouvoirs) mais qu’il touche aussi celle des objets spirituels (intentions, intérêts et projets) lesquels doivent être débarrassés de tout résidu particulariste et antisocial. Pour qu’un changement de cette portée puisse avoir lieu réellement il est nécessaire, comme nous le savons bien, qu’

au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produi[se] un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. [I.6]

L’aliénation doit être vraiment totale. Le contrat opère ou devrait opérer une dénaturation des individus dans le sens de leur fusion en un « moi commun ». Nous sommes aux antipodes de Locke : le contrat résout le problème de la violence (de l’irrationalité, de l’injustice fondamentale qui accompagne l’état de nature) dans la mesure où les protagonistes s’effacent en tant qu’individus. Et de fait le raisonnement est sans faille. Étant posé que tous les problèmes à l’état de nature surgissent des conséquences pathologiques de l’individualisme, éliminer la source première des conflits (la dimension individuelle) éradique chaque problème. La volonté générale, quant à elle, est « toujours droite » et « tend toujours» (spontanément, naturellement, nécessairement) «à l’utilité publique» parce qu’elle est la volonté d’individus qui, d’avoir renoncé à leur propre particularité (qui les constituait comme individus et les opposait les uns aux autres), sont moralement sains. La volonté générale est rationnelle (efficace et juste) en tant que volonté d’un moi commun dans lequel les individus se sont fondus (Hegel dirait aufgehoben).

Il n’est pas utile de s’étendre sur ce point. Les critiques libéraux de Rousseau (de Benjamin Constant à Jacob Talmon et Karl Popper) ont cru le mettre en échec (en réalité pour frapper la tradition de la pensée critique de la modernisation bourgeoise) en lui reprochant des propositions holistiques et totalitaires. Mais Rousseau est parfaitement conscient du fait que ses intentions sont telles et n’en fait pas mystère. Le problème est plutôt que ces auteurs ne distinguent pas entre les critiques réactionnaires et les critiques progressistes de l’individualisme et ne séparent pas le bon grain de l’ivraie: critiquer l’individualisme pour sa dimension irréductiblement particulariste et, donc, promouvoir des critères universalistes (ce que fait Rousseau et que Hegel fera à sa suite) est une chose; contrecarrer l’individualisme en tant que tel, en tant qu’expression de la liberté individuelle, et opposer à cette dernière, à l’exemple de l’idéologie fasciste, les droits suprêmes d’une communauté transfigurée, est une autre affaire.

Mais en ce qui concerne Rousseau le vrai problème est autre ; il est même diamétralement opposé. Rousseau considère sa propre formulation comme une utopie. Le dépassement de l’individualisme, qu’il considère condition vitale pour la construction d’un pouvoir légitime et l’expression empirique de la volonté générale, reste dans le Contrat à l’état de postulat, d’aspiration dépourvue de toute base réelle (sur le plan psychologique, anthropologique, culturel, social ou politique). Rousseau, très conscient de ce problème, le reconnaît avec une admirable honnêteté.

Les individus demeurent et menacent de détruire l’État

Dans quelle mesure les individus n’existent-ils plus? Dans quelle mesure le Contrat a-t-il réalisé le dépassement de l’individualisme ? Dans quelle mesure les individus peuvent-ils s’effacer intégralement (en admettant qu’ils le veuillent vraiment) ? Rousseau admet que la réponse à ces questions est décevante, et légitime de sérieux doutes quant à l’efficacité du contrat social qu’il a tout d’abord vantée.

Il est pour lui évident qu’une aliénation totale de l’individu est impossible, si bien que pour démontrer la rationalité de la volonté générale (sa capacité à prendre les décisions justes, équitables, utiles) il doit faire appel justement à la dimension individuelle persistante:

outre la personne publique, nous avons à considérer les personnes privées qui la composent, et dont la vie et la liberté sont naturellement indépendantes d’elle. […] Pourquoi la volonté générale est elle toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous? [II.4]

C’est là que le bât blesse. Car l’égoïsme qui ici apparaît spontanément rationnel (au point de constituer le fondement même de la rectitude de la volonté générale) provoque ailleurs le triomphe du particularisme et de la corruption, et cause la ruine de la communauté (qui aux yeux de Rousseau semble «une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon» [II.6]).

Le premier indice de la conscience de ce problème se traduit par le soin pris dans le Contrat à définir l’obligation de généralité (impersonnalité) qui doit inspirer les délibérations du souverain :

la volonté générale pour être vraiment telle doit l’être dans son objet ainsi que dans son essence, […] elle doit partir de tous pour s’appliquer à tous [II.4]

Et plus loin :

il n’y [a] volonté générale sur un objet particulier […]; l’objet des lois est toujours général […]. Ainsi la loi peut bien statuer qu’il y aura des privilèges, mais elle n’en peut donner nommément à personne […]. [II.6]

Autant une limitation est nécessaire dans la mesure où la dimension individuelle non seulement persiste mais conserve son originaire charge corruptrice ; autant la volonté générale risque de perdre sa « rectitude naturelle » dans la mesure où l’intérêt particulier des individus peut prévaloir sur l’intérêt général de la communauté. Ces individus restent donc des « particuliers » porteurs d’intérêts essentiellement divergents de l’intérêt commun et potentiellement opposés à celui-ci.

Il en découle fréquemment un écart entre la volonté générale et la volonté de tous qui s’oppose à elle, car celle-ci «regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières» (II.3). De cela découle aussi la conscience du risque que – corrompues par l’intérêt des « brigues » et des « associations partielles » (II.3) – les décisions de l’assemblée soient tout autres que l’expression de la volonté générale, des lois proprement dites:

quand le nœud social commence à se relâcher et l’État à s’affaiblir ; quand les intérêts particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur la grande, l’intérêt commun s’altère et trouve des opposants […]. Enfin, […] que le lien social est rompu dans tous les cœurs, que le plus vil intérêt se pare effrontément du nom sacré du bien public; alors […] l’on fait passer faussement sous le nom de Lois des décrets iniques qui n’ont pour but que l’intérêt particulier. [IV.1]

Procédures et noumènes

Naturellement, face à cette formidable difficulté (à savoir : que les individus sont la matière première de la société et peuvent être la cause de sa perte), Rousseau cherche des remèdes.

Il tente, en premier lieu, une issue procédurale, en s’en remettant aux règles qui disciplinent la vie institutionnelle du corps souverain. Exception faite du contrat originaire (l’unique délibération qui requiert l’unanimité des approbations), reste en vigueur le principe de majorité, que Rousseau s’empresse de placer comme base du traitement des décisions en fonction de leur importance et de leur urgence :

plus les délibérations sont importantes et graves, plus l’avis qui l’emporte doit approcher de l’unanimité; [de l’autre côté, a.b.] plus l’affaire agitée exige de célérité, plus on doit resserrer la différence prescrite dans le partage des avis; dans les délibérations qu’il faut terminer sur le champ l’excédant d’une seule voix, doit suffire. [IV.2]

L’obstination que montre Rousseau à conserver le principe de majorité est considérable parce qu’elle atteste de son indisposition face aux biais autocratiques du type « despotisme éclairé » (d’où la révolte que lui inspirent les physiocrates séduits par la configuration objectiviste de la volonté générale). Mais il est clair que d’elles-mêmes les procédures ne garantissent rien et que l’unanimité (que l’on trouve dans l’image idyllique de la communauté rurale réunie « sous un chêne » pour « régler les affaires de l’État »[IV.1], reflétant la pureté des âmes et attestant la rationalité des décisions) règne aussi dans les assemblées corrompues : «à l’autre extrémité du cercle l’unanimité revient. C’est quand les citoyens, tombés dans la servitude, n’ont plus ni liberté ni volonté». [IV.2]

Une fois établie l’insuffisance de la procédure, Rousseau tente une autre carte, beaucoup plus ambitieuse sur le plan théorique : celle (pour user d’un terme non rousseauiste) de la transcendantalisation de lavolonté générale, selon la définition qui fait (a priori) équivaloir cette dernière au bien commun.

L’insuffisance des obligations procédurales démontre qu’il n’est pas possible de déduire la qualité des décisions de la quantité des voix. De quel critère disposons-nous alors? Aussi bizarre que cela paraisse, le discours s’inverse complètement. Vu que «ce qui généralise la volonté» (ce qui garantit la correspondance entre volonté et justice, entre volonté et bien commun) «est moins le nombre des voix que l’intérêt commun qui les unit», il faut partir de l’intérêt commun, lequel (que les citoyens réunis au sein du corps souverain le sachent ou pas) réside dans la solidarité, dans l’égalité (relative), dans la simplicité et la modération.

Pour le dire rapidement, la volonté générale s’objectivise comme nous avons pu dire qu’elle se transcendantalise. Le texte le plus éloquent à ce titre est celui, très célèbre et controversé, dans lequel Rousseau aborde la question de la dissension, la rabattant au niveau de pure apparence phénoménale. Si la volonté générale est vraiment la volonté de chacun, comment s’explique la dissension ?

Je réponds que la question est mal posée. Le Citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu’on passe malgré lui […]. Quand on propose une loi dans l'assemblée du Peuple, ce qu’on leur demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale, qui est la leur; chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus […]. [IV.2]

Dans ce qui précède nous avons cité Kant et sa reformulation sur le mode régulatif du modèle contractualiste. Il est intéressant de rappeler comment Kant, grand admirateur de Rousseau, exploitera cette page du Contrat dans un bref passage des Principes métaphysiques de la doctrine du droit traitant de la même question. Lisons-le :

Il est impossible que je sois en même temps celui qui coopère à la législation, celui qui dicte la loi pénale et celui qui est puni au nom de cette loi [...]. Donc, lorsque je sanctionne une loi pénale contre moi-même, en tant que délinquant, c’est en fait la raison pure en moi juridiquement législatrice (homo noumenon) qui, à l’unisson avec les autres membres de la société civile, soumet à cette loi pénale mon moi capable de délit comme s’il était une autre personne (homo phænomenon).
[Principes métaphysiques de la doctrine du droit, deuxième partie, Le droit public–première section, Le droit de l’État]

Avec tout cela, cependant, le problème n’est que posé et pas encore résolu. Il s’est même compliqué. Qu’est devenue l’autonomie décisionnelle du corps souverain? En outre : s’il est vrai que la volonté générale est nécessairement la volonté authentique de l’assemblée (correspondant par définition au bien commun), on ne peut pour autant être sûr de ce que cette volonté soit aussi la volonté consciente de l’assemblée, autrement dit : la volonté que l’assemblée est effectivement en mesure d’exprimer. Pour que la volonté exprimée et la volonté authentique puissent coïncider, il faut que dans le cœur des citoyens ne prévalent plus les intérêts particuliers. Il faut donc que la qualité éthique de la communauté, ou pour le moins d’une grande majorité de citoyens, soit intègre, conserve encore les effets moraux de l’aliénation totale; il faut pareillement que l’assemblée soit correctement informée de l’objet des décisions. Nous nous retrouvons ainsi à devoir traiter une question que nous pensions déjà résolue.

Corrompus par l’esprit du temps les individus ont, pour la plupart, une idée étroite quant à leurs intérêts, qui se résume à leur intérêt particulier. C’est pourquoi il arrive fréquemment que se forment des coteries et des factions. Quand il est question de «volonté», on se méprend bien souvent : «on veut toujours son bien» (II.3), mais si l’on n’est pas capable de le voir, comment le recherchera-t-on? Il arrive qu’ainsi les décisions prises par l’assemblée différent de celles que sa volonté réelle aurait du lui inspirer. À la base de cette scission : le fait que le peuple existe sur deux niveaux distincts ; il est peuple en soi (considéré dans une perspective historique universelle, au-delà des conflits qui le tourmentent, et donc incorruptible) mais il est aussi peuple pour soi (aux prises ici et maintenant avec les difficultés spécifiques et contingentes qui constellent son expérience micro-historique, et donc exposé à l’illusion et à l’erreur): « Jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe», et  alors «il paraît vouloir ce qui est mal » (II.3).

Politique et société. Le temps de la démocratie

Donc la volonté générale est protégée : volonté par définition authentique, pure et inaltérable de la communauté, elle ne court pas le risque d’être renversée ou contaminée par des intérêts factieux. Mais cette garantie n’a de valeur qu’au ciel des concepts – ou comme dira Kant des «choses en soi» – et ne sert pas à grand-chose sur le terrain des conflits sociaux et de la politique appelée à y remédier. Comment faire pour comprendre que les décisions du souverain tiennent compte de cette volonté ou la trahissent ? Surtout : qu’avons-nous à faire d’une volonté parfaite, qui peut rester (et reste le plus souvent) inexprimée ? La volonté générale a beau être par définition «toujours droite» et résolue «à l’utilité publique» (II.3), «toujours constante, inaltérable et pure» (IV.1): si le peuple s’est fourvoyé, si – comme il arrive souvent – dans l’assemblée prévalent les particularismes, elle ne sera pas exprimée («devient muette» [IV.1]) et de façon certaine ne pourra l’emporter. Quel est l’intérêt de montrer que la volonté générale est la voix céleste de la raison publique s’il n’y a aucune certitude qu’elle sera aussi la voix terrestre de la communauté aux prises avec les dilemmes de la politique ?

De toute évidence, la transcendantalisation de la volonté générale se révèle être une arme émoussée. En empruntant cette voie la théorie devient tautologique : il est banalement évident que si la communauté est sage, informée et juste, tout ira bien, et qu’au contraire, si triomphent des poussées particularistes ou des manipulations, plus rien ne fonctionnera. La solution de la transcendantalisation de la volonté générale est aussi parfaite qu’inutile.

Conscient de cela, Rousseau joue enfin sa dernière carte, surprenante et fatale car elle signe (et déclare) la faillite – du moins à ses yeux – du modèle contractualiste, ou du moins l’échappement du Contrat hors de son cadre de référence. Dans une ultime tentative de venir à bout de ce problème, constatée l’inamendable ou pour le moins tenace bassesse des hommes («Il faudroit des Dieux pour leur donner des lois»), Rousseau fait intervenir la figure platonicienne du législateur, autrement dit la parfaite antithèse de la participation démocratique. Un Dieu profane, fort d’une autorité transcendante («d’un autre ordre») qu’il définit comme «le mécanicien qui invente la machine» de l’État [II.7]. Il est par trop évident que l’irruption du législateur rend caduque le dispositif contractualiste. Aurions-nous encore des doutes à ce sujet, il suffirait, pour les dissiper, d’un passage du déconcertant chapitre 7 du II Livredu Contrat:

Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine ; de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être; d’altérer la constitution de l’homme pour la renforcer; de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante que nous avons reçue de la nature. [II.7]

Il est plutôt aisé de constater qu’en substance le législateur accomplit exactement la tâche dévolue au contrat, en faisant en sorte qu’apparaisse le moins problématique possible l’origine des lois et en démentant de fait la compétence législative de la communauté, qui était pourtant l’architrave de l’édifice entier. Si cela est vrai, il semble alors difficile d’imaginer une affirmation plus explicite de l’impossibilité de résoudre la question politique (ou mieux : l’ensemble des problèmes nés de l’absence d’ordre politique) grâce au contrat social.

Par ailleurs, Rousseau ne renonce pas au caractère démocratique de sa théorie et dans ce but se soucie de délimiter les prérogatives du législateur («son emploi […] n’est point magistrature, […] n’est point souveraineté»; il “constitue la république” mais “n’entre point dans sa constitution”. «Celui qui rédige les lois n’a donc ou ne doit avoir aucun droit législatif» II.7) afin de prévenir le risque que l’exercice de sa fonction ne le transforme en tyran. En somme, le principe de la majorité reste en vigueur et la participation une limitation inviolable. Mais il n’y a aucune garantie que les décisions du souverain mis en place par le contrat, soient l’expression de cette volonté générale qui est pourtant l’unique dépositaire des valeurs de justice, lesquelles, seules, légitiment l’exercice du pouvoir politique. Cela suffit pour que Rousseau, découragé, ait rapidement perçu que le Contrat était “un livre à refaire” (Dussaulx, Des mes rapports avec J.-J. Rousseau, 1798, p. 102).

Et pourtant ce livre reste pour nous capital et irremplaçable. Pourquoi ? A mon avis pour deux raisons fondamentales. Nous avons abordé la première, en ouverture. Le dépassement du cadre de référence du contractualisme, dû à l’effet de l’imposition des contraintes extérieures non-négociables (que sont la justice sociale, l’égalité, l’intérêt général), ouvre la voie – implicitement - à la plus complexe stratégie discursive qui, de cette époque jusqu’à il y a peu (au cours du XIX siècle), initiera la recherche théorique du constitutionnalisme moderne, dont l’esprit vise à établir la distinction entre les orientations immédiates de l’assemblée législative (et à plus forte raison celles des pouvoirs forts qui l’influencent) et sa volonté réelle, générale dans la mesure où elle est le produit de l’expérience historique acquise sur le long terme. Dans cette perspective, le thème de la participation démocratique se pose sur un plan macro-historique : il s’agit de la participation de ce que nous avons indiqué comme peuple en soi, maître de soi-même en tant que sujet de l’histoire universelle. 

La deuxième raison pour laquelle nous revenons toujours au Contrat est liée étroitement à la précédente et tient en ce que nous estimons tirer de ses pages une leçon de première importance (qui concerne un principe fondamental de la pensée critique). Le Contrat nous enseigne que les intérêts particuliers sont, ici et maintenant, trop forts pour qu’il soit possible de conjuguer participation (exercice de la liberté individuelle et collective) et justice (ou rationalité dans le sens d’une raison entendue comme lieu de convergence de l’utilité et de la moralité). En d’autres termes, Rousseau entrevoit précocement le dilemme de base (historiquement déterminé) de la démocratie moderne (bourgeoise). Il pressent (ce qui l’unit profondément à Marx) que seul un changement de la structure sociale (et donc de la configuration concrète des intérêts particuliers) pourra produire une forme politique effectivement démocratique, avec une participation effective. En attendant, la politique pourra, tout au plus et dans le meilleur des cas, réduire les contrecoups destructeurs du rapport social capitaliste. A posteriori nous comprenons que tel est l’enseignement que Rousseau, inconsciemment, nous a transmis par son Contrat. Lequel est pour cette raison quelque chose de plus qu’un classique de la pensée démocratique contemporaine. Mieux encore : il l’est, mais dans un sens plus précis et essentiel : il est pour nous le précurseur de la Judenfrage, rien de moins qu’une prémisse indispensable à la critique marxiste de l’idéologie démocratique.